Un article paru dans le Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive, 2007, 17-2, pages 1-6.
Compléments pour une théorie des distorsions cognitives
Paul Franceschi
résidence la Pietrina
avenue de la grande armée
20000 Ajaccio
France
Université de Corse
RÉSUMÉ La présente étude se propose de présenter un cadre conceptuel pour les distorsions cognitives, permettant notamment de préciser les relations entre ces dernières. Ce cadre conceptuel est destiné à s’insérer au sein de la thérapie cognitive. La présente analyse est basée sur les concepts fondamentaux suivants : la classe de référence, la dualité et le système de taxons. À l’aide de ces trois notions, chaque distorsion cognitive est ensuite définie. Une distinction est également opérée entre d’une part, les distorsions cognitives générales et d’autre part, les distorsions cognitives spécifiques. Le présent modèle permet de définir au sein d’un même cadre conceptuel les distorsions cognitives générales telles que le raisonnement dichotomique, la disqualification de l’un des pôles, la minimisation et la maximisation. Il permet également de décrire en tant que distorsions cognitives spécifiques : la disqualification du positif, l’abstraction sélective et le catastrophisme. En outre, le présent modèle permet de prédire l’existence de deux autres distorsions cognitives générales : l’omission du neutre et la requalification dans l’autre pôle.
Les distorsions cognitives, introduites par Aaron Beck (1963, 1964) sont classiquement définies comme des raisonnements fallacieux jouant un rôle déterminant dans l’émergence d’un certain nombre de troubles mentaux. La thérapie cognitive en particulier se fonde sur l’identification de ces distorsions cognitives dans le raisonnement usuel du patient, et leur remplacement par des raisonnements alternatifs. Classiquement, les distorsions cognitives sont décrites comme l’un des douze modes de raisonnement irrationnel suivants : 1. Raisonnement émotionnel 2. Hyper-généralisation 3. Inférence arbitraire 4. Raisonnement dichotomique 5. Obligations injustifiées (Should statements, (Ellis 1962)) 6. Divination ou lecture mentale 7. Abstraction sélective 8. Disqualification du positif 9. Maximisation et minimisation 10. Catastrophisme 11. Personnalisation 12. Etiquetage.
Sous leur forme classique qui est celle d’une énumération, les distorsions cognitives jouent un rôle essentiel au niveau de la thérapie cognitive. Pour cette raison, il apparaît qu’un cadre conceptuel, permettant notamment de définir les relations entre les différentes distorsions cognitives, pourrait également se révéler utile. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à présenter une théorie générale des distorsions cognitives, qui procure un certain nombre de compléments par rapport à la théorie classique.
1. Notions principales
Le présent cadre permet de décrire un certain nombre de distorsions cognitives classiques : le raisonnement dichotomique, la disqualification de l’un des pôles, l’abstraction sélective, la minimisation et la maximisation. À celles-ci peuvent être ajoutées deux autres distorsions cognitives dont le présent modèle permet de prédire l’existence et qui sont étroitement apparentées aux distorsions cognitives classiques, bien qu’elles ne figurent pas, à la connaissance de l’auteur, au nombre de ces dernières. Il s’agit de l’omission du neutre et de la requalification dans l’autre pôle.
Les distorsions cognitives peuvent être construites, dans le présent modèle, à partir de trois notions principales : la classe de référence, la dualité et le système de taxons. Il convient, de manière préliminaire, de s’attacher à décrire ces trois notions. La classe de référence, en premier lieu, est constituée par un ensemble de phénomènes ou d’objets. Plusieurs exemples peuvent en être donnés : la classe composée des événements et des faits de la vie du patient ; la classe des événements futurs de la vie du patient ; la classe de référence constituée par l’ensemble des parties du corps du patient ; la classe qui est composée des traits de caractère du patient.
La notion de dualité, en second lieu, correspond à une paire de concepts telle que Positif/Négatif, Interne/Externe, Collectif/Individuel, Beau/Laid, etc. Une dualité correspond ainsi à un critère sous l’angle duquel les éléments de la classe de référence peuvent être appréhendés ou évalués. On peut dénoter par A/Ā une dualité donnée, où A et Ā constituent des concepts duaux. Une énumération (nécessairement partielle) des dualités est la suivante: Positif/Négatif, Interne/Externe, Quantitatif/Qualitatif, Visible/Invisible, Analytique/Synthétique, Absolu/Relatif, Abstrait/Concret, Statique/Dynamique, Unique/Multiple, Esthétique/Pratique, Précis/Vague, Fini/Infini, Simple/Composé, Individuel/Collectif, Implicite/Explicite, Volontaire/Involontaire.
Enfin, le système de taxons du patient consiste en une taxonomie qui permet au patient d’évaluer et de classifier les éléments de la classe de référence, selon le critère correspondant à une dualité donnée A/Ā. Les taxons peuvent être considérés comme “ce que peut voir” le patient. Il s’agit d’un système de valeurs qui lui est propre ou bien d’un filtre à travers lequel le patient “voit” les éléments de la classe de référence, c’est-à-dire les phénomènes ou les objets de la réalité. La figure ci-dessous représente un système de taxons optimal.

Fig.1. Le système de taxons optimal
Ce dernier est composé de 11 sphères qui représentent chacune un taxon donné. Le système de taxons est optimal, car tous les taxons sont présents. En revanche, si le patient ne possède pas certains taxons, il ne peut voir ni compter les éléments correspondants. Ainsi, s’il ne possède pas les taxons de la dualité A/Ā correspondants au pôle A, il ne peut voir les éléments correspondants. Ou de même, si le patient ne possède pas le taxon neutre, il ne peut voir les éléments neutres de la classe de référence. De manière formelle, on considère ainsi une série de n éléments E1, E2, …, En tels que chacun d’eux possède, de manière objective, un degré d[Ei] dans la dualité A/Ā compris entre -1 et 1 (d [-1, +1]). On peut considérer ainsi une série comportant 11 éléments, E1, E2, …, E13, qui présentent un degré objectif croissant (le choix de 11 éléments est ici arbitraire, et tout autre nombre conviendrait également). On peut poser ainsi: d[E1] = -1, d[E2] = -4/5, d[E3] = -3/5, d[E4] = -2/5, d[E5] = -1/5, d[E6] = 0, d[E7] = 1/5, d[E8] = 2/5, d[E9] = 3/5, d[E10] = 4/5, d[E11] = 1. De même, on peut définir un degré subjectif [Ei] tel qu’il est attribué par le patient à chacun des Ei. Ainsi, E1-E5 correspond au pôle A de la dualité A/Ā, E6 au taxon neutre et E7-E11 au pôle Ā. En outre, ce système de taxons optimal peut être assimilé à un échelle de Likert à 11 degrés.
À ce stade, nous sommes en mesure de définir les principales distorsions cognitives, et il convient de les analyser tour à tour. Les distorsions cognitives peuvent être définies comme un type de raisonnement qui conduit à privilégier, sans fondement objectif, un sous-ensemble des taxons applicables à une dualité donnée, pour qualifier une classe de référence donnée. Il s’avère également utile de distinguer, de manière préliminaire, les distorsions cognitives générales et les distorsions cognitives spécifiques. Les distorsions cognitives générales concernent toutes les classes de référence et toutes les dualités. À l’inverse, les distorsions cognitives spécifiques sont des instances de distorsions cognitives générales qui sont inhérentes à une classe de référence et à une dualité données.
2. Les distorsions cognitives
2.1 Le raisonnement dichotomique
Dans le présent contexte, le raisonnement dichotomique (ou raisonnement tout ou rien) peut être défini comme une distorsion cognitive générale qui conduit le patient à n’appréhender une classe de référence qu’en fonction des taxons extrêmes correspondant à chaque pôle d’une dualité donnée. Avec ce type de raisonnement, le patient ignore totalement la présence de degrés ou d’étapes intermédiaires. Dans son système de taxons, le patient ne possède ainsi que les deux taxons extrêmes correspondant aux pôles A et Ā. Le défaut de cette manière d’appréhender les choses est que les faits ou les objets correspondant aux taxons intermédiaires ne sont pas pris en compte. Il en résulte ainsi un raisonnement sans nuances ni gradation, qui s’avère inadapté pour appréhender la diversité des situations humaines. De manière formelle, le raisonnement dichotomique consiste à ne prendre en compte que les éléments de la classe de référence tels que |d[Ei]| = 1, soit d[E1] = 1 ou d[E11] = -1, en ignorant tous les autres.

Fig.2. Le raisonnement dichotomique
2.2 La disqualification de l’un des pôles
Dans le présent modèle, la disqualification de l’un des pôles est la distorsion cognitive générale qui conduit à accorder une préférence arbitraire à l’un des pôles d’une dualité donnée, pour qualifier les éléments d’une classe de référence. Il s’agit ainsi du fait d’attribuer plus d’importance à l’un des pôles plutôt qu’à l’autre, en l’absence de motivation objective. Les taxons correspondant à l’un des pôles d’une dualité sont absents du système de taxons du patient. Ainsi, le patient ne voit les choses qu’à travers le prisme du pôle A (respectivement Ā), en méconnaissant totalement le point de vue du pôle opposé Ā (respectivement A). De manière formelle, la disqualification de l’un des pôles conduit à ne considérer que les Ei tels que d[Ei] ≤ 0 (respectivement d[Ei] ≥ 0), en ignorant les événements tels que d[Ei] > 0 (respectivement d[Ei] < 0).

Fig.3. La disqualification de l’un des pôles
Une instance de la disqualification d’un des pôles consiste dans la disqualification du positif. Cette dernière s’analyse, dans la présent contexte, en une instance spécifique de la disqualification d’un des pôles, qui s’applique à la dualité Positif/Négatif et à la classe de référence incluant les faits et les événements de la vie du patient. Le patient tend ainsi à ignorer les événements positifs, en considérant qu’ils ne comptent pas, pour telle ou telle raison. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive de la dépression.
Une autre instance de la disqualification d’un des pôles s’applique également à la dualité Positif/Négatif et à la classe de référence qui inclut les traits de caractère du patient. Celui-ci ignore complètement les traits de caractère positifs (qualités) qui sont les siens et ne porte son attention que sur ses traits de caractère négatifs (défauts). Ceci l’incite ensuite à conclure qu’il ne “vaut rien”, qu’il “est nul”. Une telle instance s’applique également dans la thérapie cognitive de la dépression.
2.3 La focalisation arbitraire sur une modalité donnée
Un autre type de distorsion cognitive générale consiste dans la focalisation arbitraire sur une modalité appartenant à une dualité donnée. Dans le présent contexte, ce type de distorsion cognitive générale conduit à privilégier l’un des taxons dans le système de taxons du patient, en ignorant tous les autres. Dans la focalisation arbitraire, le taxon en question est présent dans le système de taxons du patient, et se trouve affecté à un élément unique de la classe de référence. Il y a occultation (en général temporaire) des autres taxons et des autres éléments de la classe de référence, de sorte que le patient est obsédé par cet élément.

Fig.4. La focalisation arbitraire
Une instance particulière de ce type de distorsion cognitive générale, se rapporte à la classe de référence des faits de la vie du patient, et à la dualité Positif/Négatif. Il s’agit d’une distorsion cognitive spécifique, qui consiste dans la focalisation sur un événement négatif de la vie du patient. Il s’agit là d’une des distorsions cognitives classiques, définie comme l’abstraction sélective (Mental filter), qui consiste dans le fait de sélectionner un détail à connotation négative et de focaliser sur ce dernier. De la sorte, le patient ne voit plus que ce détail, et sa vision de la réalité se trouve assombrie car elle est entièrement teintée de cet événement particulier. Une telle instance s’applique dans la thérapie cognitive de la dépression.
On peut mentionner également une autre instance de la focalisation arbitraire, qui s’applique de même à la dualité Positif/Négatif, mais se rapporte à la classe de référence composée des hypothétiques événements futurs de la vie du patient. Dans ce cas, le patient focalise sur la possible survenue d’un événement très négatif. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive du trouble anxieux généralisé.
Une autre instance spécifique de la focalisation arbitraire s’applique à la dualité Beau/Laid et à une classe de référence qui s’identifie à l’ensemble des parties du corps du patient. Le patient focalise alors sur un détail de son anatomie qu’il considère comme laid. Le patient possède, dans son système de taxons, le taxon Laid en question. De plus, il attribue ce taxon à une partie unique de son corps, alors que tous les autres taxons sont temporairement occultés. Une telle distorsion cognitive spécifique trouve son application dans la thérapie cognitive du trouble dysmorphique corporel (Neziroglu et Yaryura-Tobias 1993, Veale et Riley 2001, Veale 2004).
2.4 L’omission du neutre
Le présent modèle conduit également à prédire l’existence d’un autre type de distorsion cognitive générale, qui consiste dans l’omission du neutre. Cette distorsion cognitive provient de l’absence, dans le système de taxons du patient, du taxon neutre. Il s’ensuit que les éléments de la classe de référence qui peuvent être objectivement définis comme neutres selon la dualité A/Ā, ne sont pas pris en compte par le patient. Formellement, le patient omet de considérer les Ei tels que d[Ei] = 0. L’omission du neutre revêt parfois un rôle important, notamment lorsqu’il existe une distribution gaussienne des éléments de la classe de référence, où les éléments qui se voient affecter le taxon neutre sont précisément ceux qui sont les plus nombreux.

Fig.5. L’omission du neutre
2.5 La requalification dans l’autre pôle
Le présent modèle conduit également à prédire l’existence d’un autre type de distorsion cognitive générale. Il s’agit du raisonnement qui consiste à requalifier un événement appartenant à une dualité donnée A, dans l’autre dualité Ā. Formellement, le degré subjectif attribué par le patient à l’événement E est l’inverse de son degré objectif, de sorte que: [E] = (-1) x d[E].

Fig.6. La requalification dans l’autre pôle
Une instance caractéristique de la requalification dans l’autre pôle consiste dans la distorsion cognitive spécifique qui s’applique à la classe des événements de la vie du patient et à la dualité Positif/Négatif. Ceci consiste typiquement à requalifier comme négatif un événement qui devrait être objectivement considéré comme positif. En requalifiant de manière négative des événements positifs, le patient peut parvenir à la conclusion que tous les événements de sa vie sont d’une nature négative. Par exemple, en considérant les événements de sa vie passée, le patient constate qu’il n’a commis aucun acte de violence. Il considère cela comme “suspect”. Ce type instance trouve également son champ d’application dans la thérapie cognitive de la dépression.
Une autre instance de la requalification dans l’autre pôle consiste dans la distorsion cognitive spécifique qui s’applique à la classe des parties du corps du patient et à la dualité Beau/Laid. Typiquement, le patient requalifie comme “laide” une partie de son corps qui est objectivement “belle”. Une telle distorsion cognitive spécifique est pertinente dans la thérapie cognitive du trouble dysmorphique corporel.
2.6 La minimisation ou la maximisation
Cette distorsion cognitive générale consiste à attribuer à un élément de la classe de référence, un taxon selon le critère de la dualité A/Ā qui s’avère inférieur (minimisation) ou supérieur (maximisation) à sa valeur objective. Il s’agit là d’une distorsion cognitive classique. Le degré subjectif [E] qui est attribué par le patient à un événement E diffère de manière significative de son degré objectif d[E]. Dans la minimisation, ce degré subjectif est nettement inférieur, de sorte que |[E]| < |d[E]|. Dans la maximisation, à l’inverse, le degré subjectif est nettement supérieur, tel que |[E]| > |d[E]|.

Fig.7. La maximisation et la minimisation
Une instance spécifique de la minimisation se rapporte à la classe des faits de la vie du patient et à la dualité Positif/Négatif. Le patient tend à considérer certains faits de son existence comme moins positifs qu’ils ne le sont en réalité. Dans la maximisation, il considère certains faits de sa vie comme plus négatifs qu’ils ne le sont véritablement. Dans le présent contexte, la distorsion cognitive classique de catastrophisme (ou dramatisation) peut être considérée comme une distorsion cognitive spécifique, qui consiste en une maximisation appliquée au pôle négatif de la dualité Positif/Négatif. Le patient attribue alors un degré subjectif [E] dans la dualité Positif/Négatif à un événement, alors que la valeur absolue de son degré objectif d[E] est très nettement inférieure. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive de la dépression.
3. Conclusion
On le voit, la présente théorie fournit, par rapport à la théorie classique, un certain nombre d’éléments, qui permettent de définir et de classifier, au sein d’un même cadre conceptuel, les distorsions cognitives classiques. Ces dernières sont considérées ici, soit comme des distorsions cognitives générales, soit comme des distorsions cognitives spécifiques, c’est-à-dire des instances des distorsions cognitives générales s’appliquant à une classe de référence et à une dualité données. Ainsi, le raisonnement dichotomique, la maximisation et la minimisation constituent des distorsions cognitives générales. Et de même, la disqualification du positif, l’abstraction sélective, la focalisation négative et le catastrophisme constituent autant de distorsions cognitives spécifiques. En outre, la présente analyse a permis de décrire deux distorsions cognitives générales supplémentaires : l’omission du neutre et la requalification dans l’autre pôle.
Références
Beck AT. Thinking and depression: Idiosyncratic content and cognitive distortions. Archives of General Psychiatry, 1963, 9, 324-333.
Beck AT. Thinking and depression: Theory and therapy, Archives of General Psychiatry, 1964, 10, 561-571.
Ellis A. Reason and Emotion in Psychotherapy, Lyle Stuart, New York , 1962.
Neziroglu FA et Yaryura-Tobias JA. Exposure, response prevention, and cognitive therapy in the treatment of body dysmorphic disorder. Behavior Therapy, 1993, 24, 431-438.
Veale D., et Riley S. Mirror, mirror on the wall, who is the ugliest of them all? The psychopathology of mirror gazing in previous termbody dysmorphic disorder.next term. Behaviour Research and Therapy, 2001, 39, 1381-1393.
Veale D. Advances in a cognitive behavioural model of body dysmorphic disorder. Body Image, 2004, 1, 113-125.