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Réaliser un plan dialectique pour un sujet d’ordre général

Mon cours (durée : 4h08) intitulé “Réaliser un plan dialectique pour un sujet d’ordre général” (à partir de ce lien, vous bénéficiez d’une réduction importante) est en ligne sur Udemy.

Le cours est une version à visée pédagogique et pratique, qui expose les notions contenues dans mes articles Une classe de concepts et Le plan dialectique : pour une alternative au paradigme, publiés dans la revue Semiotica. Il s’agit d’une méthode pas-à-pas, accompagnée d’exercices, afin d’apprendre à réaliser un plan dialectique, à l’aide des matrices de concepts.

Éléments d’un contextualisme dialectique

Éléments d’un contextualisme dialectique

Paul Franceschi

Université de Corse

Paul Franceschi

Fontaine du Salario

Lieu-dit Morone

20000 Ajaccio

France

RÉSUMÉ Dans ce qui suit, je m’attache à présenter les éléments d’une doctrine philosophique, qui peut être définie comme un contextualisme dialectique. Je m’efforce tout d’abord d’en définir les éléments constitutifs, à travers les dualités et pôles duaux, le principe d’indifférence dialectique et le biais d’uni-polarisation. Je m’attache ensuite à souligner l’intérêt spécifique de cette doctrine au sein d’un domaine particulier de la méta-philosophie : la méthodologie utilisée pour la résolution des paradoxes philosophiques. Je décris enfin des applications de cette dernière à l’analyse des paradoxes suivants : le paradoxe de Hempel, le paradoxe de l’examen-surprise et l’argument de l’Apocalypse.

ABSTRACT In what follows, I strive to present the elements of a philosophical doctrine, which can be defined as dialectical contextualism. I proceed first to define its basic elements, namely, dualities and polar contraries, the principle of dialectical indifference and the one-sidedness bias. I emphasize then the special importance of this doctrine in a specific field of meta-philosophy : the methodology for solving philosophical paradoxes. Finally, I describe several applications of this methodology on the analysis of the following paradoxes : Hempel’s paradox, the surprise examination paradox and the Doomsday Argument.


Éléments d’un contextualisme dialectique

Paul FRANCESCHI

Dans ce qui suit, je m’attacherai à présenter les éléments d’une doctrine philosophique spécifique, qui peut être définie comme un contextualisme dialectique. Je m’efforcerai tout d’abord de préciser les éléments essentiels qui fondent cette doctrine, en particulier les dualités et pôles duaux, le principe d’indifférence dialectique et le biais d’uni-polarisation. Je m’attacherai ensuite à en décrire l’intérêt au niveau méta-philosophique, en particulier en tant que méthodologie pour aider à la résolution des paradoxes philosophiques. Je décrirai enfin des applications de cette méthodologie à l’analyse des paradoxes philosophiques suivants : le paradoxe de Hempel, le paradoxe de l’examen-surprise et l’argument de l’Apocalypse.

Le contextualisme dialectique décrit ici est fondé sur un certain nombre d’éléments constitutifs qui présentent une nature spécifique. Au nombre de ces derniers figurent : les dualités et pôles duaux, le principe d’indifférence dialectique et le sophisme d’uni-polarisation. Il convient de les analyser tour à tour.

1. Dualités et pôles duaux

Je m’attacherai tout d’abord à définir la notion de pôles duaux (polar opposites)1. Bien qu’intuitive, une telle notion nécessite d’être décrite de manière plus précise. Des exemples de pôles duaux sont ainsi statique/dynamique, interne/externe, qualitatif/quantitatif, etc. Nous pouvons définir les pôles duaux comme des concepts (que nous pouvons dénommer A et Ā) qui se présentent par paires, et qui sont tels que chacun d’eux est défini comme le contraire de l’autre. Par exemple, interne peut être défini comme le contraire d’externe, et de manière symétrique, externe est défini comme le contraire d’interne. En un certain sens, il n’y a pas de notion primitive ici et aucun des deux pôles duaux A et Ā ne peut être considéré comme une telle notion primitive. Considérons tout d’abord une dualité donnée, que nous pouvons dénoter par A/Ā, où A et Ā constituent des concepts duaux. Une telle dualité est représentée sur la figure ci-dessous :

Figure 1. Les pôles duaux A et Ā

À ce stade, nous pouvons donner également une énumération2 (qui présente nécessairement un caractère partiel) des dualités :

Interne/Externe, Quantitatif/Qualitatif, Visible/Invisible, Absolu/Relatif, Abstrait/Concret, Statique/Dynamique, Diachronique/Synchronique, Unique/Multiple, Extension/Restriction, Esthétique/Pratique, Précis/Vague, Fini/Infini, Simple/Composé, Individuel/Collectif, Analytique/Synthétique, Implicite/Explicite, Volontaire/Involontaire

Afin de caractériser les pôles duaux avec davantage de précision, il convient de s’attacher à les distinguer par rapport à d’autres concepts. Nous présenterons ainsi plusieurs propriétés des pôles duaux, qui permettent de les différencier d’autres concepts voisins. Les pôles duaux sont ainsi des concepts neutres, de même que des qualités simples ; en outre, ils se distinguent des notions vagues. En premier lieu, deux pôles duaux A et Ā constituent des concepts neutres. Ils peuvent ainsi être dénotés par A0 et Ā0. Nous pouvons ainsi les représenter de la manière suivante :

Figure 2. Les pôles duaux neutres A0 et Ā0

Les pôles duaux constituent des concepts neutres, c’est-à-dire des concepts qui ne présentent aucune nuance méliorative ou péjorative. En ce sens, externe, interne, concret, abstrait, etc., constituent des pôles duaux, à la différence de concepts tels que beau, laid, courageux, qui présentent une nuance soit méliorative soit péjorative, et qui sont donc non-neutres. Le fait que les pôles duaux soient neutres possède son importance, car cela permet de les distinguer de concepts qui possèdent une connotation positive ou négative. Ainsi, la paire de concepts beau/laid ne constitue pas une dualité et beau et laid ne sont donc pas des pôles duaux au sens de la présente construction. En effet, beau possède une connotation positive et laid présente une nuance péjorative. Dans ce contexte, nous pouvons les dénoter par beau+ et laid.

Il convient de souligner, en second lieu, que les deux pôles duaux d’une même dualité correspondent à des qualités simples, par opposition aux qualités composées. La distinction entre qualités simples et composées peut être effectuée de la manière suivante. Soient A1 et A2 des qualités simples. Dans ce cas, A1 ˄ A2, de même que A1 ˅ A2 sont des qualités composées. Pour prendre un exemple, statique, qualitatif, externe sont des qualités simples, alors que statique et qualitatif, statique et externe, qualitatif ou externe, sont des qualités composées. Une définition plus générale est ainsi la suivante : soient B1 et B2 des qualités simples ou composées, dans ce cas B1 ˄ B2, de même que B1 ˅ B2 sont des qualités composées. De manière incidente, ceci met également en évidence pourquoi les paires de concepts rouge/non-rouge, bleu/non-bleu ne peuvent pas être considérés comme des pôles duaux. En effet, non-rouge peut ainsi être défini en tant que qualité composée de la manière suivante : violet ˅ indigo ˅ bleu ˅ vert ˅ jaune ˅orange ˅ blanc ˅ noir. Dans ce contexte, on peut assimiler non-bleu à la négation-complément de bleu, une telle négation-complément étant définie à l’aide de qualités composées.

Compte tenu de la définition précédente, nous sommes également en mesure de distinguer les pôles duaux des objets vagues. Nous pouvons observer tout d’abord que les pôles duaux et les objets vagues possèdent en commun certaines propriétés. En effet, les objets vagues se présentent par paires, de la même manière que les pôles duaux. De plus, les concepts vagues sont considérés classiquement comme possédant une extension et une anti-extension, qui sont mutuellement exclusives. Une telle caractéristique est également partagée par les pôles duaux. À titre d’exemple, qualitatif et quantitatif s’assimilent à une extension et à une anti-extension, qui présentent la propriété d’être mutuellement exclusives ; il en va de même pour statique et dynamique, etc.

Cependant, il convient de souligner les différences existant entre les deux catégories de concepts. Une première différence (a) réside ainsi dans le fait que l’union de l’extension et l’anti-extension des concepts vagues n’est pas exhaustive, en ce sens qu’elles admettent des cas-limites (et aussi des cas-limites de cas-limites, etc. donnant ainsi naissance à une hiérarchie du vague d’ordre n), qui constitue une zone de pénombre. À l’inverse, les pôles duaux ne possèdent pas nécessairement une telle caractéristique. En effet, l’union des pôles duaux peut être soit exhaustive, soit non-exhaustive. Par exemple, la dualité abstrait/concret est, de manière intuitive, exhaustive, car il ne semble pas exister d’objets qui ne sont ni abstraits ni concrets. Il en va de même pour la dualité vague/précis : intuitivement, il n’existe pas en effet d’objets qui ne sont ni vagues ni précis, et qui appartiendraient à une catégorie intermédiaire. Ainsi, à la différence des objets vagues, il existe des pôles duaux dont l’extension et l’anti-extension se révèle exhaustive.

Il convient de mentionner, en second lieu, une autre différence (b) entre les pôles duaux et les objets vagues. En effet, les pôles duaux constituent des qualités simples, alors que les objets vagues peuvent consister en des qualités simples ou composées. Il existe en effet des concepts dénommés objets vagues multi-dimensionnels, tels que la notion de véhicule, de machine, etc. Enfin, une dernière différence entre les deux catégories d’objets (c) réside dans le fait que certains pôles duaux présentent une nature intrinsèquement précise. Tel est notamment le cas de la dualité individuel/collectif, qui est susceptible de donner lieu à une définition tout à fait précise.

2. Le principe d’indifférence dialectique

À partir des notions de dualité et de pôles duaux qui viennent d’être définis, nous sommes en mesure de définir également une notion de point de vue, relatif à une dualité ou un pôle dual donné. Ainsi, nous avons tout d’abord la notion de point de vue correspondant à une dualité donnée A/Ā : ceci correspond par exemple au point de vue de la dualité extension/restriction, celui de la dualité qualitatif/quantitatif, ou de la dualité diachronique/synchronique, etc. Il en résulte également la notion de point de vue relatif à un pôle donné d’une dualité A/Ā. Ainsi, on a par exemple le point de vue par extension (au niveau de la dualité extension/restriction), de même que le point de vue par restriction. De même, il en résulte le point de vue ou angle de vue qualitatif, ainsi que le point de vue ou angle de vue quantitatif, etc. (au niveau de la dualité qualitatif/quantitatif). Ainsi, lorsqu’on considère un objet donné o (que ce soit un objet concret ou bien un objet abstrait telle que par exemple une proposition ou un raisonnement), on est susceptible d’envisager ce dernier par rapport à différentes dualités, et au niveau de ces dernières, par rapport à chacun de ses deux pôles duaux.

L’idée sous-jacente inhérente aux points de vue relatifs à une dualité donnée, ou à un pôle donné d’une dualité, est que chacun des deux pôles d’une même dualité, toutes choses étant par ailleurs égales, possède une égale légitimité. En ce sens, si on considère un objet o du point de vue d’une dualité A/Ā, il convient de ne pas privilégier l’un des pôles par rapport à l’autre. Afin d’obtenir un point de vue objectif par rapport à une dualité A/Ā, il convient de se placer tout à tour du point de vue du pôle A, puis de celui du pôle Ā. Car une approche qui n’aborderait que le point de vue de l’un des deux pôles se révélerait partielle et tronquée. Le fait de considérer tour à tour le point de vue des deux pôles, lors de l’étude d’un objet o et de la classe de référence qui lui est associée, permet d’éviter une démarche subjective et de satisfaire, autant que possible, les besoins de l’objectivité.

On le voit, l’idée qui sous-tend la notion de point de vue peut être formalisée en un principe d’indifférence dialectique, de la manière suivante :

(PRINCIPE D’INDIFFERENCE DIALECTIQUE)Lorsqu’on considère un objet donné o et la classe de référence E qui lui est associée, sous l’angle de la dualité A/Ā, toutes choses étant par ailleurs égales, il convient d’accorder une égale importance au point de vue du pôle A et au point de vue du pôle Ā.

Ce principe est formulé en termes de principe d’indifférence : si l’on considère un objet o sous l’angle d’une dualité A/Ā, il n’y a pas lieu de privilégier le point de vue A par rapport au point de vue Ā, et sauf élément contraire résultant du contexte, on doit placer à égalité les points de vue A et Ā. Une conséquence directe de ce principe est que si l’on considère le point de vue du pôle A, il est nécessaire de prendre également en considération le point de vue du pôle opposé Ā (et réciproquement). La nécessité de prendre en considération les deux points de vue, celui résultant du pôle A et celui associé au pôle Ā, répond au souci d’analyser l’objet o et la classe de référence qui lui est associée d’un point de vue objectif. Cette objectivité est atteinte, autant que faire se peut, par la prise en considération des points de vue complémentaires qui sont ceux des pôles A et Ā. Chacun de ces points de vue possède en effet, eu égard à la dualité A/Ā, un droit égal à la pertinence. Dans de telles circonstances, lorsque seul le pôle A ou (exclusivement) le pôle Ā est pris en considération, il s’agit alors d’un point de vue que l’on peut appeler uni-polarisé. À l’inverse, le point de vue qui réalise la synthèse des points de vue correspondants aux pôles A et Ā, est par nature bi-polarisé. Fondamentalement, une telle démarche se révèle d’essence dialectique. En effet, l’étape d’analyse successive des points de vue complémentaires par rapport à une classe de référence donnée, est destinée à permettre, dans une étape ultérieure, une synthèse finale, qui résulte de la prise en compte conjointe des points de vue correspondant à la fois aux pôles A et Ā. Dans la présente construction, le processus de confrontation des différents points de vue pertinents par rapport à une dualité A/Ā est destiné à construire, cumulativement, un point de vue plus objectif et exhaustif que celui, uni-polarisé et nécessairement partiel, qui résulte de la prise en compte des données qui résultent d’un seul des deux pôles.

La définition du principe d’indifférence dialectique qui est proposée ici se réfère à une classe de référence E, qui se trouve associée à l’objet o. La classe de référence3 est constituée par un ensemble de phénomènes ou d’objets. Plusieurs exemples peuvent en être donnés : la classe des êtres humains ayant un jour existé, la classe des événements futurs de la vie d’une personne, la classe des parties du corps d’une personne, la classe des corbeaux, etc. Nous examinerons, dans ce qui suit, un certain nombre d’exemples. La mention d’une telle classe de référence possède son importance, car sa définition-même se trouve associée à la dualité A/Ā précitée. En effet, la classe de référence peut être définie du point de vue de A ou bien du point de vue de Ā. Une telle particularité nécessite d’être soulignée et nous sera utile lors de la définition du biais qui se trouve associé à la définition-même du principe d’indifférence dialectique : le biais d’uni-polarisation.

3. Caractérisation du biais d’uni-polarisation

La formulation précédente du principe d’indifférence dialectique suggère, de manière directe, une erreur de raisonnement d’un certain type. De manière informelle, une telle erreur de raisonnement consiste à privilégier un point de vue lorsqu’on s’intéresse à un objet donné, et à négliger le point de vue opposé. De manière plus formelle, dans le contexte qui vient d’être décrit, une telle erreur de raisonnement consiste, lorsqu’on considère un objet o et la classe de référence qui lui est associée, à ne prendre en considération que le point de vue du pôle A (respectivement Ā), en occultant complètement le point de vue du pôle dual Ā (respectivement A) pour définir cette classe de référence. Nous dénommerons biais d’uni-polarisation un tel type d’erreur de raisonnement. Les conditions de ce type de biais, en violation du principe d’indifférence dialectique, méritent toutefois d’être précisées. En effet, dans le présent contexte, on peut considérer qu’il existe certains cas, où la bi-polarisation par rapport à une dualité donnée A/Ā n’est pas requise. Tel est le cas lorsque les éléments du contexte ne présupposent pas des conditions d’objectivité et d’exhaustivité des points de vue. Ainsi, un avocat qui ne ferait valoir que les éléments à la décharge de son client, en ignorant complètement les éléments à charge, ne commettrait pas le type d’erreur de raisonnement précité. Dans une telle circonstance en effet, l’avocat ne commettrait pas un biais d’uni-polarisation dommageable, puisqu’il s’agit de la fonction qui lui est propre. Il en irait de même dans un procès pour le procureur qui, à l’inverse, mettrait uniquement l’accent sur les éléments à charge de la même personne, en ignorant complètement les éléments à décharge. Dans une telle situation également, le biais d’uni-polarisation en résultant ne serait pas inapproprié, car il résulte bien des éléments du contexte qu’il s’agit bien du rôle exact mais limité qui est assigné au procureur. En revanche, un juge qui ne prendrait en compte que les éléments à charge de l’accusé, ou bien qui commettrait l’erreur inverse, de ne considérer que les éléments à décharge de ce dernier, commettrait bien un biais d’uni-polarisation inapproprié, car le rôle-même du juge implique qu’il prenne en considération les deux catégories d’éléments et que son jugement provienne de la synthèse qui en résulte.

En outre, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, la mention d’une classe de référence associée à l’objet o se révèle importante. En effet, ainsi que nous aurons l’occasion de le constater avec l’analyse des exemples qui suivent, sa définition-même se trouve associée à une dualité A/Ā. Et la classe de référence peut être définie soit du point de vue de A, soit du point de vue de Ā. Une telle particularité a pour conséquence que tous les objets ne sont pas susceptibles de donner lieu à un biais d’uni-polarisation. En particulier, les objets auxquels ne sont pas associés une classe de référence qui est elle-même susceptible d’être envisagée sous l’angle d’une dualité A/Ā, ne donnent pas lieu à un tel biais d’uni-polarisation.

Avant d’illustrer la présente construction à l’aide de plusieurs exemples concrets, il apparaît utile à ce stade, de considérer le biais d’uni-polarisation qui vient d’être défini, et qui résulte de la définition-même du principe d’indifférence dialectique, à la lumière de plusieurs notions similaires. De manière préliminaire, nous pouvons observer qu’une description générale de ce type d’erreur de raisonnement avait déjà été formulée, en des termes voisins, par John Stuart Mill (On Liberty, II) :

He who knows only his own side of the case, knows little of that. His reasons may be good, and no one may have been able to refute them. But if he is equally unable to refute the reasons on the opposite side ; if he does not so much know what they are, he has no ground for preferring either opinion.

Dans la littérature récente, une notion très voisine a également été décrite. Il s’agit en particulier du biais dialectique défini notamment par Douglas Walton (1997, 1999). Walton (1999, pp. 76-77) se place ainsi dans le cadre la théorie dialectique des biais, qui oppose les arguments uni-polarisés aux arguments bi-polarisés :

The dialectical theory of bias is based on the idea […] that an argument has two sides. […] A one-sided argument continually engages in pro-argumentation for the position supported and continually rejects the arguments of the opposed side in a dialogue. A two-sided (balanced) argument considers all arguments on both sides of a dialogue. A balanced argument weights each argument against the arguments that have been opposed to it.

Walton décrit ainsi le biais dialectique (dialectical bias) comme un point de vue uni-polarisé qui survient au cours de l’argumentation. Le biais dans le raisonnement consiste ainsi à ne prendre en compte qu’un point de vue concernant l’argument en question, alors même que l’autre point de vue pourrait se révéler décisif quant à la conclusion à en tirer. Le raisonnement correspondant se trouve biaisé, en ce sens qu’il ne présente qu’un aspect des éléments qui justifient un jugement ou un point de vue donné, en occultant complètement l’autre aspect des éléments pertinents relatifs à ce même argument.

Walton souligne aussi que le biais dialectique, qui est très répandu dans l’argumentation humaine, ne constitue pas nécessairement une erreur de raisonnement. Suivant en cela la distinction entre «bon» et «mauvais» biais due à Antony Blair (1988), Walton considère que le biais dialectique est incorrect seulement dans certaines conditions, et en particulier s’il survient dans un contexte qui est supposé être équilibré, c’est-à-dire où les deux facettes du raisonnement correspondant sont censées être mentionnées (p. 81) :

Bad bias can be defined as “pure (one-sided) advocacy” in a situation where such unbalanced advocacy is normatively inappropriate in argumentation.

En outre, ainsi que nous aurons de le constater au moyen d’un exemple, le biais d’uni-polarisation pêche par le fait qu’un certain nombre de prémisses sont omises dans le raisonnement correspondant. Ce point est essentiel, car lorsque ces prémisses manquantes sont replacées au sein de l’argument, la conclusion qui en résulte n’est plus valide, et une conclusion radicalement différente prévaut alors.

4. Instance du biais d’uni-polarisation

Afin d’illustrer les notions précédentes, il s’avère intéressant, à ce stade, de donner un exemple du biais d’uni-polarisation. À cette fin, considérons l’instance suivante, qui consiste en une forme de raisonnement, mentionnée par Philippe Boulanger (2000, p. 3)4, qui l’attribue au mathématicien Stanislas Ulam. Le biais d’uni-polarisation s’y manifeste sous une forme déductive. Ulam estime ainsi que si une entreprise devait atteindre un niveau de main d’oeuvre suffisamment important, son niveau de performance serait paralysé par le grand nombre de conflits internes qui en résulteraient. Ulam estime ainsi que le nombre de conflits entre personnes augmenterait selon le carré du nombre n d’employés, alors que l’impact sur le travail qui en résulterait ne progresserait qu’en fonction de n. Ainsi, selon cet argument, il n’est pas souhaitable que le nombre d’employés au sein d’une entreprise devienne important. Cependant, il s’avère que le raisonnement d’Ulam est fallacieux, comme le souligne Boulanger, car il met exclusivement l’accent sur les relations conflictuelles entre employés. Or les n2 relations parmi les employés de l’entreprise peuvent être de nature conflictuelle, mais peuvent consister aussi bien en relations de collaboration tout à fait bénéfiques pour l’entreprise. Il n’y a donc pas de raison de privilégier les relations conflictuelles par rapport aux relations de collaboration. Et lorsque parmi les n2 relations qui s’établissent entre les employés de l’entreprise, certaines sont d’authentiques relations de collaboration, cela a pour effet, au contraire, d’améliorer la performance de l’entreprise. Par conséquent, on ne peut pas conclure légitimement qu’il n’est pas souhaitable que l’effectif d’une entreprise atteigne une taille importante.

Dans un souci de clarté, il s’avère utile de formaliser quelque peu le raisonnement précédent. Il apparaît ainsi que le raisonnement d’Ulam peut être présenté de la manière suivante :

(D1Ā) si <une entreprise présente un nombre important d’employés>

(D2Ā) alors <il en résultera n2 relations conflictuelles>

(D3Ā) alors des effets négatifs en résulteront

(D4Ā)  le fait qu’ <une entreprise ait un nombre important d’employés> est mauvais

Ce type de raisonnement présente la structure d’un biais d’uni-polarisation, car il met uniquement l’accent sur les relations conflictuelles (qui concernent le pôle de dissociation de la dualité association/dissociation), en passant sous silence un argument parallèle présentant la même structure qui pourrait être légitimement soulevé, mettant l’accent sur les relations de collaboration (associées au pôle d’association), qui constituent l’autre aspect pertinent sur ce sujet particulier. Cet argument parallèle est le suivant :

(D1A) si <une entreprise présente un nombre important d’employés>

(D2A) alors <il en résultera n2 relations de collaboration>

(D3A) alors des effets positifs en résulteront

(D4A)  le fait qu’ <une entreprise ait un nombre important d’employés> est bon

Ceci met finalement en lumière comment les deux formulations de l’argument conduisent à des conclusions contradictoires, c’est-à-dire (D4Ā) et (D4A). À ce stade, il est utile de souligner la structure-même de la conclusion du raisonnement ci-dessus, qui est la suivante :

(D5Ā) la situation s est mauvaise du point de vue Ā (dissociation)

alors que la conclusion du raisonnement parallèle est la suivante :

(D5A) la situation s est bonne du point de vue A (association)

Mais si le raisonnement avait été complet, en prenant en compte les deux points de vue, une autre conclusion en aurait résulté :

(D5Ā) la situation s est mauvaise du point de vue Ā (dissociation)

(D5A) la situation s est bonne du point de vue A (association)

(D6A/Ā) la situation s est mauvaise du point de vue Ā (dissociation) et bonne du point de vue A (association)

(D7A/Ā)  la situation s est neutre du point de vue de la dualité A/Ā (association/dissociation)

Et une telle conclusion s’avère tout à fait différente de celle qui résulte de (D5Ā) et de (D5A).

Finalement, nous sommes en mesure de caractériser le biais d’uni-polarisation qui vient d’être décrit dans le cadre du présent modèle : l’objet o est le raisonnement précité, la classe de référence est celle des relations existant entre les employés d’une entreprise, et la dualité correspondante — permettant de définir la classe de référence — est la dualité dissociation/association.

5. Analyse dichotomique et méta-philosophie

Le principe d’indifférence dialectique précité et son corollaire — le biais d’uni-polarisation — est susceptible de trouver des applications dans plusieurs domaines5. Nous nous intéresserons, dans ce qui suit, à ses applications à un niveau méta-philosophique, à travers l’analyse de plusieurs paradoxes philosophiques contemporains. La méta-philosophie constitue cette branche de la philosophie dont l’objet est l’étude de la nature de la philosophie, de sa finalité et de ses méthodes propres. Dans ce contexte, un domaine spécifique au sein de la méta-philosophie est celui de la méthode à employer pour s’attacher à résoudre, ou à progresser vers la résolution des paradoxes ou des problèmes philosophiques. C’est dans ce domaine spécifique que s’inscrit la présente construction, en ce sens qu’elle propose l’analyse dichotomique comme un outil qui peut se révéler utile pour aider à la résolution de paradoxes ou de problèmes philosophiques.

L’analyse dichotomique, en tant que méthodologie pouvant être utilisée pour la recherche de solutions à certains paradoxes ou problèmes philosophiques, résulte directement de l’énoncé-même du principe d’indifférence dialectique. L’idée générale qui sous-tend la démarche dichotomique d’analyse des paradoxes, est que deux versions, correspondant à l’un et l’autre pôle d’une dualité donnée, peuvent se trouver mêlées dans un paradoxe philosophique. La démarche consiste alors à trouver une classe de référence associée au paradoxe en question et la dualité A/Ā correspondante, ainsi que les deux variations du paradoxe qui en résultent et qui s’appliquent à chacun des pôles de cette dualité. Cependant, toute dualité ne convient pas pour cela, car pour nombre de dualités, la version correspondante du paradoxe demeure par essence inchangée, quel que soit le pôle que l’on envisage. Dans la méthode dichotomique, il s’agit de s’attacher à trouver une classe de référence et une dualité associée pertinente, telle que le point de vue de chacun de ses pôles conduise effectivement à deux versions structurellement différentes du paradoxe, ou bien à la disparition du paradoxe selon le point de vue de l’un des pôles. Ainsi, lorsque l’on envisage le paradoxe sous l’angle des deux pôles A et Ā, et que cela n’a aucune incidence concernant le paradoxe lui-même, la dualité A/Ā correspondante ne se révèle donc pas, de ce point de vue, pertinente.

L’analyse dichotomique ne constitue pas un outil qui prétend résoudre tous les problèmes philosophiques, loin s’en faut, mais seulement une méthodologie qui est susceptible d’apporter un éclairage pour certains d’entre eux. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à illustrer, à travers plusieurs travaux de l’auteur, comment l’analyse dichotomique peut s’appliquer pour progresser vers la résolution de trois paradoxes philosophiques contemporains : le paradoxe de Hempel, le paradoxe de l’examen-surprise et l’argument de l’Apocalypse.

De manière préliminaire, on peut observer ici que dans la littérature, on trouve également un exemple d’analyse dichotomique de paradoxe chez David Chalmers (2002). Chalmers s’attache ainsi à montrer comment le paradoxe des deux enveloppes comporte deux versions fondamentalement distinctes, dont l’une correspond à une version finie du paradoxe et l’autre à une version infinie. Une telle analyse, bien que conçue indépendamment de la présente construction, peut ainsi être caractérisée comme une analyse dichotomique fondée sur la dualité fini/infini.

Figure 3. Pôles duaux dans l’analyse de David Chalmers du paradoxe des deux enveloppes

6. Application à l’analyse des paradoxes philosophiques

À ce stade, il convient d’appliquer ce qui précède à l’analyse de problèmes concrets. Nous nous efforcerons ainsi d’illustrer cela à travers l’analyse de plusieurs paradoxes philosophiques contemporains : le paradoxe de Hempel, le paradoxe de l’examen-surprise et l’argument de l’Apocalypse. Nous nous attacherons à montrer comment un problème de biais d’uni-polarisation associé à un problème de définition d’une classe de référence se rencontre dans l’analyse des paradoxes philosophiques précités. En outre, nous montrerons comment la définition-même de la classe de référence associée à chaque paradoxe est susceptible d’être qualifiée à l’aide des pôles duaux A et Ā d’une dualité A/Ā tels qu’ils viennent d’être définis.

6.1. Application à l’analyse du paradoxe de Hempel

Le paradoxe de Hempel est basé sur le fait que les deux assertions suivantes :

(H) Tous les corbeaux sont noirs

(H*) Tout ce qui est non-noir est un non-corbeau

sont logiquement équivalentes. Par sa structure, (H*) se présente en effet comme la forme contraposée de (H). Il en résulte que la découverte d’un corbeau noir confirme (H) et également (H*), mais aussi que la découverte d’une chose non-noire qui n’est pas un corbeau telle qu’un flamand rose ou même un parapluie gris, confirme (H*) et donc (H). Cependant, cette dernière conclusion apparaît comme paradoxale.

Nous nous attacherons maintenant à détailler l’analyse dichotomique sur laquelle se trouve basée la solution proposée dans Franceschi (1999). La démarche se trouve fondée sur la recherche d’une classe de référence associée à l’énoncé du paradoxe, qui est susceptible d’être définie à l’aide d’une dualité A/Ā. Si l’on examine ainsi avec soin les concepts et les catégories qui sous-tendent les propositions (H) et (H*), on remarque tout d’abord que ceux-ci sont au nombre de quatre : les corbeaux, les objets noirs, les objets non-noirs et les non-corbeaux. Un corbeau tout d’abord se trouve défini de manière précise dans la taxinomie au sein de laquelle il s’insère. Une catégorie comme celle des corbeaux peut être considérée comme bien définie, car elle est basée sur un ensemble de critères précis définissant l’espèce corvus corax et permettant l’identification de ses instances. De même, la classe des objets noirs peut être décrite avec précision, à partir d’une taxinomie des couleurs établie par rapport aux longueurs d’onde de la lumière. Enfin, on peut constater que la classe des objets non-noirs peut également faire l’objet d’une définition qui ne souffre pas d’ambiguïté, à partir notamment de la taxinomie précise des couleurs qui vient d’être mentionnée.

En revanche, qu’en est-il de la classe des non-corbeaux ? Qu’est-ce qui constitue une instance d’un non-corbeau ? Intuitivement, un merle bleu, un flamand rose, un parapluie gris, voire même un entier naturel, constituent des non-corbeaux. Mais doit-on envisager une classe de référence qui aille jusqu’à inclure les objets abstraits ? Faut-il ainsi considérer une notion de non-corbeau qui englobe des entités abstraites tels que les entiers naturels et les nombres complexes ? Ou bien convient-il se limiter à une classe de référence qui n’embrasse que les animaux ? Doit-on considérer une classe de référence qui englobe tous les êtres vivants, ou bien encore toutes les choses concrètes, incluant cette fois également les artefacts ? Finalement, il en résulte que la proposition (H*) initiale est susceptible de donner lieu à plusieurs variations, qui sont les suivantes :

(H1*) Tout ce qui est non-noir parmi les corvidés est un non-corbeau

(H2*) Tout ce qui est non-noir parmi les oiseaux est un non-corbeau

(H3*) Tout ce qui est non-noir parmi les animaux est un non-corbeau

(H4*) Tout ce qui est non-noir parmi les êtres vivants est un non-corbeau

(H5*) Tout ce qui est non-noir parmi les choses concrètes est un non-corbeau

(H6*) Tout ce qui est non-noir parmi les objets concrets et abstraits est un non-corbeau

Ainsi, il apparaît que l’énoncé du paradoxe de Hempel et en particulier la proposition (H*) se trouve associée à une classe de référence, qui permet de définir les non-corbeaux. Une telle classe de référence peut s’assimiler aux corvidés, aux oiseaux, aux animaux, aux êtres vivants, aux choses concrètes, ou encore aux choses concrètes et abstraites, etc. Cependant, dans l’énoncé du paradoxe de Hempel, on ne dispose pas de critère objectif permettant d’effectuer un tel choix. À ce stade, il apparaît que l’on peut choisir une telle classe de référence de manière restrictive, par exemple en l’assimilant aux corvidés. Mais de manière aussi légitime, on peut choisir une classe de référence de manière plus extensive, par exemple en l’identifiant à l’ensemble des choses concrètes, incluant alors notamment les parapluies. Alors pourquoi choisir telle classe de référence définie de manière restrictive plutôt que telle autre définie de façon extensive ? On ne possède pas en réalité de critère pour légitimer le choix, selon que l’on procède par restriction ou par extension, de la classe de référence. Dès lors, il apparaît que celle-ci ne peut être définie que de manière arbitraire. Or le choix d’une telle classe de référence se révèle déterminant, car selon que l’on choisira telle ou telle classe de référence, un objet donné tel qu’un parapluie gris confirmera ou non (H*) et donc (H). Ainsi, si nous choisissons la classe de référence par extension, incluant ainsi l’ensemble des objets concrets, un parapluie gris confirmera (H). Cependant, si nous choisissons une telle classe de référence par restriction, en l’assimilant seulement aux corvidés, un parapluie gris ne confirmera pas (H). Une telle différence se révèle essentielle. En effet, si l’on choisit une définition extensive de la classe de référence, on a bien l’effet paradoxal inhérent au paradoxe de Hempel. Mais dans le cas contraire, si l’on opte pour une classe de référence définie de manière restrictive, on perd alors l’effet paradoxal.

Figure 4. Pôles duaux au sein de la classe de référence des non-corbeaux dans le paradoxe de Hempel

Ce qui précède permet de décrire avec précision les éléments de l’analyse qui précède du paradoxe de Hempel, en termes de biais d’uni-polarisation ainsi qu’il a été défini plus haut : au paradoxe et en particulier à la proposition (H*) se trouve associée la classe de référence des non-corbeaux, qui est elle-même susceptible d’être définie par rapport à ladualité extension/restriction. Or, pour un objet donné tel qu’un parapluie gris, la définition de la classe de référence par extension donne lieu à un effet paradoxal, alors-même que le choix de cette dernière par restriction ne conduit pas à un tel effet.

6.2. Application à l’analyse du paradoxe de l’examen-surprise

La version classique du paradoxe de l’examen-surprise (Quine, 1953 ; Sorensen, 1988) est la suivante : un professeur annonce à ses étudiants qu’un examen aura lieu la semaine prochaine, mais qu’ils ne pourront pas connaître à l’avance le jour précis où l’examen se déroulera. L’examen aura donc lieu par surprise. Les étudiants raisonnent ainsi. L’examen ne peut avoir lieu le samedi, pensent-ils, car sinon ils sauraient à l’avance que l’examen aurait lieu le samedi et donc il ne pourrait survenir par surprise. Aussi le samedi se trouve-t-il éliminé. De plus, l’examen ne peut avoir lieu le vendredi, car sinon les étudiants sauraient à l’avance que l’examen aurait lieu le vendredi et donc il ne pourrait survenir par surprise. Aussi le vendredi se trouve-t-il également éliminé. Par un raisonnement analogue, les étudiants éliminent successivement le jeudi, le mercredi, le mardi et le lundi. Finalement, ce sont tous les jours de la semaine qui sont ainsi éliminés. Toutefois, cela n’empêche pas l’examen de survenir finalement par surprise, le mercredi. Ainsi, le raisonnement des étudiants s’est avéré fallacieux. Pourtant, un tel raisonnement paraît intuitivement valide. Le paradoxe réside ici dans le fait que le raisonnement des étudiants est semble-t-il valide, alors qu’il se révèle finalement en contradiction avec les faits, à savoir que l’examen peut véritablement survenir par surprise, conformément à l’annonce faite par le professeur.

Afin de présenter l’analyse dichotomique (Franceschi, 2005) qui peut être effectuée par rapport au paradoxe de l’examen-surprise, il convient de considérer tout d’abord deux variations qui apparaissent structurellement différentes du paradoxe. Une première variation est associée à la solution au paradoxe proposée par Quine (1953). Quine considère ainsi la conclusion finale de l’étudiant selon laquelle l’examen ne peut avoir lieu par surprise aucun jour de la semaine. Selon Quine, l’erreur de l’étudiant réside dans le fait de n’avoir pas envisagé dès le début l’hypothèse selon laquelle l’examen pourrait avoir lieu le dernier jour. Car le fait de considérer précisément que l’examen n’aura pas lieu le dernier jour permet finalement à l’examen de survenir par surprise, le dernier jour. Si l’étudiant avait également pris en compte cette possibilité dès le début, il ne serait pas parvenu à la conclusion fallacieuse que l’examen ne peut pas survenir par surprise.

La seconde variation du paradoxe qui se révèle intéressante dans le présent contexte, est celle qui est associée à la remarque, effectuée par plusieurs auteurs (Hall, 1999, p. 661; Williamson, 2000), selon laquelle le paradoxe émerge nettement, lorsque le nombre n d’unités est grand. Un tel nombre est habituellement associé à un nombre n de jours, mais on peut aussi bien utiliser des heures, des minutes, des secondes, etc. Une caractéristique intéressante du paradoxe est en effet que celui-ci émerge intuitivement de manière plus nette lorsque de grandes valeurs de n sont prises en compte. Une illustration frappante de ce phénomène nous est ainsi fournie par la variation du paradoxe qui correspond à la situation suivante, décrite par Timothy Williamson (2000, p. 139) :

Advance knowledge that there will be a test, fire drill, or the like of which one will not know the time in advance is an everyday fact of social life, but one denied by a surprising proportion of early work on the Surprise Examination. Who has not waited for the telephone to ring, knowing that it will do so within a week and that one will not know a second before it rings that it will ring a second later ?

La variation décrite par Williamson correspond à l’annonce faite à quelqu’un qu’il recevra un coup de téléphone dans la semaine, sans pouvoir toutefois déterminer à l’avance à quelle seconde précise un tel événement surviendra. Cette variation souligne comment la surprise peut se manifester, de manière tout à fait plausible, lorsque la valeur de n est élevée. L’unité de temps considérée par Williamson est ici la seconde, rapportée à une période qui correspond à une semaine. La valeur correspondante de n est ici très élevée et égale à 604 800 (60 × 60 × 24 × 7) secondes. Cependant, il n’est pas indispensable de prendre en compte une valeur aussi grande de n, et une valeur de n égale par exemple à 365 convient également très bien.

Le fait que deux versions qui semblent a priori assez différentes du paradoxe coexistent, suggère que deux versions structurellement différentes du paradoxe pourraient se trouver inextricablement mêlées dans le paradoxe de l’examen-surprise. De fait, si l’on analyse la version du paradoxe qui donne lieu à la solution de Quine, on s’aperçoit qu’elle présente une particularité : elle est susceptible de se manifester pour une valeur de n égale à 1. La version correspondante de l’annonce du professeur est alors la suivante : «Un examen aura lieu demain, mais vous ne pourrez savoir à l’avance que cet examen aura lieu et par conséquent, il surviendra par surprise.» L’analyse de Quine s’applique directement à cette version du paradoxe pour laquelle n = 1. Dans ce cas, l’erreur de l’étudiant réside, selon Quine, dans le fait de n’avoir considéré que la seule hypothèse suivante : (a) «l’examen aura lieu demain et je prévoirai qu’il aura lieu». En fait, l’étudiant aurait dû considérer également trois autres cas : (b) «l’examen n’aura pas lieu demain et je prévoirai qu’il aura lieu» ; (c) «l’examen n’aura pas lieu demain et je ne prévoirai pas qu’il aura lieu» ; (d) «l’examen aura lieu demain et je ne prévoirai pas qu’il aura lieu». Et le fait de considérer l’hypothèse (a) mais également l’hypothèse (d) qui est compatible avec l’annonce du professeur aurait empêché l’étudiant de conclure que l’examen n’aurait finalement pas lieu. Par conséquent, souligne Quine, c’est le fait de n’avoir pris en considération que l’hypothèse (a) qui peut être identifié comme la cause du raisonnement fallacieux.

On le voit, la structure-même de la version du paradoxe sur laquelle est fondée la solution de Quine présente les particularités suivantes : d’une part, la non-surprise peut effectivement survenir le dernier jour, et d’autre part, l’examen peut également survenir par surprise le dernier jour. Il en va de même pour la version du paradoxe où n = 1 : la non-surprise ainsi que la surprise peuvent survenir le jour n. Ceci permet de représenter une telle structure du paradoxe sous forme de la matrice S[k, s] suivante (où k dénote le jour où l’examen a lieu et S[k, s] dénote si le cas correspondant de non-surprise (s = 0) ou de surprise (s = 1) est rendu possible (dans ce cas, S[k, s] = 1) ou non (dans ce cas, S[k, s] = 0)) :

journon-surprisesurprise
111
211
311
411
511
611
711

Structure matricielle de la version du paradoxe correspondant à la solution de Quine pour n = 7 (une semaine)

journon-surprisesurprise
111

Structure matricielle de la version du paradoxe correspondant à la solution de Quine pour n = 1 (un jour)

Compte tenu de la structure correspondante de la matrice qui admet des valeurs égales à 1 à la fois au niveau des cas de non-surprise et de surprise, pour un jour donné, nous dénommerons conjointe une telle structure de matrice.

Si l’on étudie la variation du paradoxe énoncée par Williamson et mentionnée plus haut, elle présente la particularité, à l’inverse de la variation précédente, d’émerger de manière nette lorsque n est grand. Dans ce contexte, l’annonce du professeur correspondante par exemple à une valeur de n égale à 365, est la suivante : «Un examen aura lieu dans l’année à venir mais la date de l’examen constituera une surprise». Si l’on analyse une telle variation en termes de matrice des cas de non-surprise et de surprise, il apparaît qu’une telle version du paradoxe présente les propriétés suivantes : la non-surprise ne peut survenir le 1er jour alors que la surprise est possible ce même 1er jour ; en revanche, le dernier jour, la non-surprise est possible alors que la surprise n’est pas possible.

journon-surprisesurprise
101
36510

Structure matricielle de la version du paradoxe correspondant à la variation de Williamson pour n = 365 (un an)

Ce qui précède permet maintenant d’identifier avec précision ce qui pêche dans le raisonnement de l’étudiant, lorsqu’il s’applique à cette version particulière du paradoxe. Dans ces circonstances, l’étudiant aurait alors dû raisonner de la manière suivante. La surprise ne peut se manifester le dernier jour mais peut survenir le 1er jour ; la non-surprise peut se manifester le dernier jour, mais ne peut survenir le 1er jour. Il s’agit ici d’instances propres de non-surprise et de surprise, qui se révèlent disjointes. Cependant, la notion de surprise n’est pas capturée de manière exhaustive par l’extension et l’anti-extension de la surprise. Or une telle définition est conforme à la définition d’un prédicat vague, qui se caractérise par une extension et une anti-extension mutuellement exclusives et non-exhaustives. Ainsi, la conception de la surprise associée une structure disjointe est-elle celle d’une notion vague. Aussi l’erreur à l’origine du raisonnement fallacieux de l’étudiant réside-t-elle dans l’absence de prise en compte du fait que la surprise correspond dans le cas d’une structure disjointe, à une notion vague, et comporte donc la présence d’une zone de pénombre correspondant à des cas-limites (borderline) entre la non-surprise et la surprise. Car la seule prise en compte du fait que la notion de surprise est ici une notion vague aurait interdit à l’étudiant de conclure que S[k, 1] = 0, pour toutes les valeurs de k, c’est-à-dire que l’examen ne peut survenir par surprise aucun jour de la période considérée.

Finalement, il apparaît ainsi que l’analyse conduit à distinguer au niveau du paradoxe de l’examen-surprise deux variations indépendantes. La définition matricielle des cas de non-surprise et de surprise conduit à distinguer deux variations du paradoxe, en fonction de la dualité conjoint/disjoint. Dans un premier cas, le paradoxe est basé sur une définition conjointe des cas de non-surprise et de surprise. Dans un second cas, le paradoxe se trouve fondé sur une définition disjointe. Chacune de ces deux variations conduit à une variation structurellement différente du paradoxe et à une solution indépendante. Lorsque la variation du paradoxe est basée sur une définition conjointe, la solution développée par Quine s’applique alors. En revanche, lorsque la variation, du paradoxe est fondée sur une définition disjointe, la solution retenue est fondée sur la reconnaissance préalable de la nature vague de la notion de surprise associée à cette variation du paradoxe.

Figure 5. Pôles duaux dans la classe des matrices associées au paradoxe de l’examen-surprise

On le voit finalement, l’analyse dichotomique du paradoxe de l’examen-surprise conduit à envisager la classe des matrices associées à la définition-même du paradoxe et à distinguer selon que leur structure est conjointe ou bien disjointe. Dès lors, il en résulte une solution indépendante pour chacune des deux versions structurellement différentes du paradoxe qui en résultent.

6.3. Application à l’analyse de l’Argument de l’Apocalypse

L’argument de l’Apocalypse, attribué à Brandon Carter, a été décrit par John Leslie (1993, 1996). Il convient d’en rappeler préalablement l’énoncé. Considérons la proposition (A) suivante :

(A) L’espèce humaine disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

On peut estimer, pour fixer les idées, à une chance sur 100 la probabilité que cette disparition survienne : P(A) = 0,01. Soit également la proposition suivante :

(Ā) L’espèce humaine ne disparaîtra pas à la fin du XXIème siècle

Soit encore E l’événement : je vis durant les années 2010. On peut par ailleurs estimer aujourd’hui à 60 milliards le nombre d’humains ayant existé depuis la naissance de l’humanité. De même, la population actuelle peut être évaluée à 6 milliards. On calcule ainsi qu’un humain sur dix, si l’événement A survient, aura connu les années 2010. On évalue alors la probabilité que l’humanité soit éteinte avant la fin du XXIème siècle, si j’ai connu les années 2010 : P(E, A) = 6×109/6×1010 = 0,1. Par contre, si l’humanité passe le cap du XXIème siècle, on peut penser qu’elle sera appelée à une expansion beaucoup plus importante, et que le nombre des humains pourra s’élever par exemple à 6×1012. Dans ce cas, la probabilité que l’humanité ne soit pas éteinte à la fin du XXIème siècle, si j’ai connu les années 2010 s’évalue ainsi : P(E, Ā) = 6×109/6×1012 = 0,001. À ce stade, nous pouvons assimiler à deux urnes distinctes — l’une contenant 60 milliards de boules et l’autre en comportant 6000 milliards — les populations humaines totales qui en résultent. Ceci conduit à calculer la probabilité a posteriori de l’extinction de l’espèce humaine avant la fin du XXIème siècle, à l’aide de la formule de Bayes : P'(A) = [P(A) x P(E, A)] / [P(A) x P(E, A) + P(Ā) x P(E, Ā)] = (0,01 x 0,1) / (0,01 x 0,1 + 0,99 x 0,001) = 0,5025. Ainsi, la prise en compte du fait que je vis actuellement fait passer la probabilité de l’extinction de l’espèce humaine avant 2150 de 1 % à 50,25 %. Une telle conclusion apparaît comme contraire à l’intuition et en ce sens, paradoxale.

Il convient maintenant de s’attacher comment une analyse dichotomique (Franceschi, 1999, 2009) peut s’appliquer à l’argument de l’Apocalypse. En premier lieu, nous nous attacherons à montrer comment l’argument de l’Apocalypse comporte un problème de définition de classe de référence6 liée à une dualité A/Ā. Considérons en effet l’assertion suivante :

(A) L’espèce humaine disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

Une telle proposition présente une connotation dramatique, apocalyptique et tragique, liée à la disparition très prochaine de l’espèce humaine. Il s’agit là d’une prédiction de nature tout à fait catastrophique et alarmante. Cependant, si on analyse une telle proposition avec soin, on est conduit à remarquer qu’elle comporte une imprécision. Si la référence temporelle elle-même — la fin du XXIème siècle — se révèle tout à fait précise, le terme d’ «espèce humaine» proprement dit apparaît comme ambigu. En effet, il s’avère qu’il existe plusieurs façons de définir cette dernière. La notion la plus précise permettant de définir l’ «espèce humaine» est notre présente taxinomie scientifique, basée sur les notions de genre, d’espèce, de sous-espèce, etc. En adaptant cette dernière taxinomie à l’assertion (A), il s’ensuit que la notion ambiguë d’ «espèce humaine» est susceptible d’être définie par rapport au genre, à l’espèce, à la sous-espèce, etc. et en particulier par rapport au genre homo, à l’espèce homo sapiens, à la sous-espèce homo sapiens sapiens, etc. Finalement, il s’ensuit que l’assertion (A) est susceptible de revêtir les formes suivantes :

(Ah) Le genre homo disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

(Ahs) L’espèce homo sapiens disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

(Ahss) La sous-espèce homo sapiens sapiens disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

À ce stade, la lecture de ces différentes propositions conduit à un impact différent, eu égard à la proposition initiale (A). Car si (Ah) présente bien à l’instar de (A) une connotation tout à fait dramatique et tragique, il n’en va pas de même pour (Ahss). En effet, une telle proposition qui prévoit l’extinction de notre sous-espèce actuelle homo sapiens sapiens avant la fin du XXIème siècle, pourrait s’accompagner du remplacement de notre actuelle race humaine par une nouvelle sous-espèce plus évoluée, que l’on pourrait dénommer homo sapiens supersapiens. Dans ce cas, la proposition (Ahss) ne comporterait pas de connotation tragique, mais serait associée à une connotation positive, car le remplacement d’une race ancienne par une espèce plus évoluée constitue un processus naturel de l’évolution. Plus encore, en choisissant une classe de référence encore plus restreinte telle que celle des humains n’ayant pas connu l’ordinateur (homo sapiens sapiens antecomputeris), on obtient la proposition suivante :

(Ahsss) L’infra-sous-espèce homo sapiens sapiens antecomputeris disparaîtra avant la fin du XXIème siècle

qui ne présente plus du tout la connotation dramatique inhérente à (A) et qui se révèle même tout à fait normale et rassurante, et qui ne présente plus de caractère paradoxal ni contraire à l’intuition. Dans ce cas en effet, la disparition de l’infra-sous-espèce homo sapiens sapiens antecomputeris s’accompagne de la surviede l’infra-sous-espèce plus évoluée homo sapiens sapiens postcomputeris. Il s’avère ainsi qu’un classe de référence restreinte coïncidant avec une infra-sous-espèce est définitivement éteinte, mais qu’une classe plus étendue correspondant à une sous-espèce (homo sapiens sapiens) survit. Dans ce cas, on observe bien le décalage bayesien décrit par Leslie, mais l’effet de ce décalage se révèle cette fois tout à fait inoffensif.

Ainsi, le choix de la classe de référence pour la proposition (A) se révèle-t-il déterminant pour la nature paradoxale de la conclusion associée à l’argument de l’Apocalypse. Si l’on choisit ainsi une classe de référence étendue pour la définition-même des humains, en l’associant par exemple au genre homo, on conserve le caractère dramatique et inquiétant associé à la proposition (A). Mais si on choisit une telle classe de référence de manière restrictive, en l’associant par exemple à l’infra-sous-espèce homo sapiens sapiens antecomputeris, un contenu rassurant et normal se trouve désormais associé à la proposition (A) qui sous-tend l’argument de l’Apocalypse.

Finalement, nous sommes en mesure de replacer l’analyse qui précède dans le présent contexte. La définition-même de la classe de référence des «humains» associée à la proposition (A) inhérente à l’argument de l’Apocalypse est susceptible d’être définie selon les pôles de la dualité extension/restriction. Une analyse fondée sur un point de vue bi-polarisé conduit à constater que le choix par extension entraîne un effet paradoxal, alors-même que le choix par restriction de la classe de référence fait disparaître ce même effet paradoxal.

Figure 6. Pôles duaux au sein de la classe de référence des «humains» dans l’Argument de l’Apocalypse

L’analyse dichotomique, toutefois, en ce qui concerne l’argument de l’Apocalypse, ne se limite pas à cela. En effet, si on étudie l’argument avec soin, il apparaît qu’il recèle une autre classe de référence associée à une autre dualité. Ceci peut être mis en évidence en analysant l’argument opposé par William Eckhardt (1993, 1997) à l’argument de l’Apocalypse. Selon Eckhardt, la situation humaine correspondant à DA n’est pas analogue au modèle des deux urnes décrit par Leslie, mais plutôt à un modèle alternatif, qui peut être appelé le distributeur d’objets consécutifs (consecutive token dispenser). Le distributeur d’objets consécutifs est un dispositif qui éjecte à intervalles réguliers des boules numérotées consécutivement :

(…) suppose on each trial the consecutive token dispenser expels either 50 (early doom) or 100 (late doom) consecutively numbered tokens at the rate of one per minute.

S’appuyant sur ce modèle, Eckhardt (1997, p. 256) souligne le fait qu’il est impossible d’effectuer une sélection aléatoire, dès lorsqu’il existe de nombreux individus qui ne sont pas encore nés au sein de la classe de référence correspondante : «How is it possible in the selection of a random rank to give the appropriate weight to unborn members of the population ?». L’idée forte d’Eckhardt qui sous-tend cette objection diachronique est qu’il est impossible d’effectuer une sélection aléatoire lorsqu’il existe de nombreux membres au sein de la classe de référence qui ne sont pas encore nés. Dans une telle situation, il serait tout à fait erroné de conclure à un décalage bayesien en faveur de l’hypothèse (A). En revanche, ce que l’on peut inférer de manière rationnelle dans un tel cas, c’est que la probabilité initiale demeure inchangée.

À ce stade, il apparaît que deux modèles alternatifs pour modéliser l’analogie avec la situation humaine correspondant à l’argument de l’Apocalypse se trouvent en concurrence : d’une part le modèle à caractère synchronique (où toutes les boules sont présentes dans l’urne au moment où s’effectue le tirage) préconisé par Leslie et d’autre part, le modèle diachronique d’Eckhardt, où des boules peuvent être ajoutées dans l’urne après le tirage. La question qui se pose est la suivante : la situation humaine correspondant à l’argument de l’Apocalypse est-elle en analogie avec (a) le modèle de l’urne synchronique, ou bien avec (b) le modèle de l’urne diachronique ? Afin d’y répondre, la question suivante s’ensuit : existe-t-il un critère objectif qui permette de choisir, de manière préférentielle, entre les deux modèles concurrents ? Il apparaît que non. En effet, ni Leslie ni Eckhardt ne présentent une motivation objective qui permette de justifier le choix du modèle qu’ils préconisent, et d’écarter le modèle alternatif. Dans ces circonstances, le choix de l’un ou l’autre des deux modèles — synchronique ou diachronique — apparaît comme arbitraire. Par conséquent, il s’avère que le choix au sein de la classe des modèles associée à l’argument de l’Apocalypse est susceptible d’être défini selon les pôles de la dualité synchronique/diachronique. Et une analyse fondée sur un point de vue bi-polarisé conduit à constater que le choix du modèle synchronique conduit à un effet paradoxal, alors-même que le choix du modèle diachronique fait disparaître ce dernier effet paradoxal.

Figure 7. Pôles duaux au sein de la classe des modèles de l’Argument de l’Apocalypse

Finalement, compte tenu du fait que le problème précité concernant la classe de référence des humains et le choix dans la dualité extension/restriction qui lui est associé, ne concerne que le modèle synchronique, la structure de l’analyse dichotomique à un double niveau concernant l’argument de l’Apocalypse, peut être représentée de la manière suivante :

Figure 8. Structure de pôles duaux imbriqués Diachronie/Synchronie et Extension/Restriction pour l’Argument de l’Apocalypse

On le voit, les développements qui précèdent mettent en oeuvre la forme de contextualisme dialectique qui a été décrite plus haut, en l’appliquant à l’analyse de trois paradoxes philosophiques contemporains. Dans le paradoxe de Hempel, à la proposition (H*) se trouve associée la classe de référence des non-corbeaux, qui est elle-même susceptible d’être définie par rapport à ladualité extension/restriction. Or, pour un objet x donné tel qu’un parapluie gris, la définition de la classe de référence par extension donne lieu à un effet paradoxal, alors-même que le choix de cette dernière par restriction élimine un tel effet. En second lieu, les structures matricielles associées au paradoxe de l’examen-surprise sont analysées sous l’angle de la dualité conjoint/disjoint, mettant ainsi en évidence deux versions structurellement distinctes du paradoxe, qui admettent elles-mêmes deux résolutions indépendantes. Enfin, au niveau de l’argument de l’Apocalypse, une analyse dichotomique double met en évidence que la classe des humains est liée à la dualité extension/restriction, et que l’effet paradoxal qui est manifeste lorsque la classe de référence est définie par extension, se dissout dès lors que cette dernière est définie par restriction. En second lieu, il s’avère que la classe des modèles peut faire l’objet d’une définition selon la dualité synchronique/diachronique ; au point de vue synchronique se trouve associé un effet paradoxal, alors que ce même effet disparaît si l’on se place du point de vue diachronique.

Remerciements

Je suis très reconnaissant envers Pascal Engel à qui je dois l’inspiration de la rédaction de ce texte. Il a en effet été élaboré à partir d’éléments entièrement remaniés de mon mémoire d’habilitation à diriger les recherches, présenté en 2006, comportant notamment la correction d’une erreur conceptuelle, suivant en cela les commentaires et les recommandations que Pascal Engel m’avait faits à l’époque. Une version antérieure de ce texte a été incluse dans le Liber Amicorum dédié à Pascal Engel.


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1Une telle notion se trouve au coeur du concept de matrice de concepts introduit dans Franceschi (2002), dont on peut considérer qu’elle constitue le noyau, ou une forme simplifiée. Pour le présent exposé portant spécifiquement sur les éléments du contextualisme dialectique et leur application pour la résolution de paradoxes philosophiques, la présentation des pôles duaux se révèle suffisante.

2Plusieurs problèmes ouverts en résultent dans cette construction : (a) est-il possible de concevoir une liste qui soit exhaustive de telles dualités ? (b) existe-t-il une méthodologie pour produire une liste la plus exhaustive possible de ces dualités ?

3La présente construction s’applique également à des objets qui sont associés à plusieurs classes de référence. Nous nous limitons ici, dans un souci de simplification, à une seule classe de référence.

4Philippe Boulanger indique (correspondance personnelle) qu’il a entendu Stanislas Ulam développer ce point particulier lors d’une conférence à l’Université du Colorado.

5Une application de la présente construction aux distorsions cognitives, introduites par Aaron Beck (1963, 1964) dans les éléments constitutifs de la thérapie cognitive, est donnée dans Franceschi (2007). Les distorsions cognitives sont classiquement définies comme des raisonnements fallacieux jouant un rôle déterminant dans l’émergence d’un certain nombre de troubles mentaux. La thérapie cognitive en particulier se fonde sur l’identification de ces distorsions cognitives dans le raisonnement usuel du patient, et leur remplacement par des raisonnements alternatifs. Classiquement, les distorsions cognitives sont décrites comme l’un des douze modes de raisonnement irrationnel suivants : 1. Raisonnement émotionnel 2. Hyper-généralisation 3. Inférence arbitraire 4. Raisonnement dichotomique 5. Obligations injustifiées (Should statements, (Ellis 1962)) 6. Divination ou lecture mentale 7. Abstraction sélective 8. Disqualification du positif 9. Maximisation et minimisation 10. Catastrophisme 11. Personnalisation 12. Étiquetage.

6L’analyse de l’argument de l’Apocalypse du point de vue du problème de la classe de référence est effectuée de manière détaillée par Leslie (1996). Mais l’analyse de Leslie vise à montrer que le choix de la classe de référence, par extension ou par restriction, n’a pas d’incidence sur la conclusion de l’argument lui-même.

Compléments pour une théorie des distorsions cognitives

Un article paru dans le Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive, 2007, 17-2, pages 1-6.


Compléments pour une théorie des distorsions cognitives

Paul Franceschi

résidence la Pietrina

avenue de la grande armée

20000 Ajaccio

France

Université de Corse

RÉSUMÉ La présente étude se propose de présenter un cadre conceptuel pour les distorsions cognitives, permettant notamment de préciser les relations entre ces dernières. Ce cadre conceptuel est destiné à s’insérer au sein de la thérapie cognitive. La présente analyse est basée sur les concepts fondamentaux suivants : la classe de référence, la dualité et le système de taxons. À l’aide de ces trois notions, chaque distorsion cognitive est ensuite définie. Une distinction est également opérée entre d’une part, les distorsions cognitives générales et d’autre part, les distorsions cognitives spécifiques. Le présent modèle permet de définir au sein d’un même cadre conceptuel les distorsions cognitives générales telles que le raisonnement dichotomique, la disqualification de l’un des pôles, la minimisation et la maximisation. Il permet également de décrire en tant que distorsions cognitives spécifiques : la disqualification du positif, l’abstraction sélective et le catastrophisme. En outre, le présent modèle permet de prédire l’existence de deux autres distorsions cognitives générales : l’omission du neutre et la requalification dans l’autre pôle.


Les distorsions cognitives, introduites par Aaron Beck (1963, 1964) sont classiquement définies comme des raisonnements fallacieux jouant un rôle déterminant dans l’émergence d’un certain nombre de troubles mentaux. La thérapie cognitive en particulier se fonde sur l’identification de ces distorsions cognitives dans le raisonnement usuel du patient, et leur remplacement par des raisonnements alternatifs. Classiquement, les distorsions cognitives sont décrites comme l’un des douze modes de raisonnement irrationnel suivants : 1. Raisonnement émotionnel 2. Hyper-généralisation 3. Inférence arbitraire 4. Raisonnement dichotomique 5. Obligations injustifiées (Should statements, (Ellis 1962)) 6. Divination ou lecture mentale 7. Abstraction sélective 8. Disqualification du positif 9. Maximisation et minimisation 10. Catastrophisme 11. Personnalisation 12. Etiquetage.

Sous leur forme classique qui est celle d’une énumération, les distorsions cognitives jouent un rôle essentiel au niveau de la thérapie cognitive. Pour cette raison, il apparaît qu’un cadre conceptuel, permettant notamment de définir les relations entre les différentes distorsions cognitives, pourrait également se révéler utile. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à présenter une théorie générale des distorsions cognitives, qui procure un certain nombre de compléments par rapport à la théorie classique.

1. Notions principales

Le présent cadre permet de décrire un certain nombre de distorsions cognitives classiques : le raisonnement dichotomique, la disqualification de l’un des pôles, l’abstraction sélective, la minimisation et la maximisation. À celles-ci peuvent être ajoutées deux autres distorsions cognitives dont le présent modèle permet de prédire l’existence et qui sont étroitement apparentées aux distorsions cognitives classiques, bien qu’elles ne figurent pas, à la connaissance de l’auteur, au nombre de ces dernières. Il s’agit de l’omission du neutre et de la requalification dans l’autre pôle.

Les distorsions cognitives peuvent être construites, dans le présent modèle, à partir de trois notions principales : la classe de référence, la dualité et le système de taxons. Il convient, de manière préliminaire, de s’attacher à décrire ces trois notions. La classe de référence, en premier lieu, est constituée par un ensemble de phénomènes ou d’objets. Plusieurs exemples peuvent en être donnés : la classe composée des événements et des faits de la vie du patient ; la classe des événements futurs de la vie du patient ; la classe de référence constituée par l’ensemble des parties du corps du patient ; la classe qui est composée des traits de caractère du patient.

La notion de dualité, en second lieu, correspond à une paire de concepts telle que Positif/Négatif, Interne/Externe, Collectif/Individuel, Beau/Laid, etc. Une dualité correspond ainsi à un critère sous l’angle duquel les éléments de la classe de référence peuvent être appréhendés ou évalués. On peut dénoter par A/Ā une dualité donnée, où A et Ā constituent des concepts duaux. Une énumération (nécessairement partielle) des dualités est la suivante: Positif/Négatif, Interne/Externe, Quantitatif/Qualitatif, Visible/Invisible, Analytique/Synthétique, Absolu/Relatif, Abstrait/Concret, Statique/Dynamique, Unique/Multiple, Esthétique/Pratique, Précis/Vague, Fini/Infini, Simple/Composé, Individuel/Collectif, Implicite/Explicite, Volontaire/Involontaire.

Enfin, le système de taxons du patient consiste en une taxonomie qui permet au patient d’évaluer et de classifier les éléments de la classe de référence, selon le critère correspondant à une dualité donnée A/Ā. Les taxons peuvent être considérés comme “ce que peut voir” le patient. Il s’agit d’un système de valeurs qui lui est propre ou bien d’un filtre à travers lequel le patient “voit” les éléments de la classe de référence, c’est-à-dire les phénomènes ou les objets de la réalité. La figure ci-dessous représente un système de taxons optimal.

Fig.1. Le système de taxons optimal

Ce dernier est composé de 11 sphères qui représentent chacune un taxon donné. Le système de taxons est optimal, car tous les taxons sont présents. En revanche, si le patient ne possède pas certains taxons, il ne peut voir ni compter les éléments correspondants. Ainsi, s’il ne possède pas les taxons de la dualité A/Ā correspondants au pôle A, il ne peut voir les éléments correspondants. Ou de même, si le patient ne possède pas le taxon neutre, il ne peut voir les éléments neutres de la classe de référence. De manière formelle, on considère ainsi une série de n éléments E1, E2, …, En tels que chacun d’eux possède, de manière objective, un degré d[Ei] dans la dualité A/Ā compris entre -1 et 1 (d  [-1, +1]). On peut considérer ainsi une série comportant 11 éléments, E1, E2, …, E13, qui présentent un degré objectif croissant (le choix de 11 éléments est ici arbitraire, et tout autre nombre conviendrait également). On peut poser ainsi: d[E1] = -1, d[E2] = -4/5, d[E3] = -3/5, d[E4] = -2/5, d[E5] = -1/5, d[E6] = 0, d[E7] = 1/5, d[E8] = 2/5, d[E9] = 3/5, d[E10] = 4/5, d[E11] = 1. De même, on peut définir un degré subjectif [Ei] tel qu’il est attribué par le patient à chacun des Ei. Ainsi, E1-E5 correspond au pôle A de la dualité A/Ā, E6 au taxon neutre et E7-E11 au pôle Ā. En outre, ce système de taxons optimal peut être assimilé à un échelle de Likert à 11 degrés.

À ce stade, nous sommes en mesure de définir les principales distorsions cognitives, et il convient de les analyser tour à tour. Les distorsions cognitives peuvent être définies comme un type de raisonnement qui conduit à privilégier, sans fondement objectif, un sous-ensemble des taxons applicables à une dualité donnée, pour qualifier une classe de référence donnée. Il s’avère également utile de distinguer, de manière préliminaire, les distorsions cognitives générales et les distorsions cognitives spécifiques. Les distorsions cognitives générales concernent toutes les classes de référence et toutes les dualités. À l’inverse, les distorsions cognitives spécifiques sont des instances de distorsions cognitives générales qui sont inhérentes à une classe de référence et à une dualité données.

2. Les distorsions cognitives

2.1 Le raisonnement dichotomique

Dans le présent contexte, le raisonnement dichotomique (ou raisonnement tout ou rien) peut être défini comme une distorsion cognitive générale qui conduit le patient à n’appréhender une classe de référence qu’en fonction des taxons extrêmes correspondant à chaque pôle d’une dualité donnée. Avec ce type de raisonnement, le patient ignore totalement la présence de degrés ou d’étapes intermédiaires. Dans son système de taxons, le patient ne possède ainsi que les deux taxons extrêmes correspondant aux pôles A et Ā. Le défaut de cette manière d’appréhender les choses est que les faits ou les objets correspondant aux taxons intermédiaires ne sont pas pris en compte. Il en résulte ainsi un raisonnement sans nuances ni gradation, qui s’avère inadapté pour appréhender la diversité des situations humaines. De manière formelle, le raisonnement dichotomique consiste à ne prendre en compte que les éléments de la classe de référence tels que |d[Ei]| = 1, soit d[E1] = 1 ou d[E11] = -1, en ignorant tous les autres.

Fig.2. Le raisonnement dichotomique

2.2 La disqualification de l’un des pôles

Dans le présent modèle, la disqualification de l’un des pôles est la distorsion cognitive générale qui conduit à accorder une préférence arbitraire à l’un des pôles d’une dualité donnée, pour qualifier les éléments d’une classe de référence. Il s’agit ainsi du fait d’attribuer plus d’importance à l’un des pôles plutôt qu’à l’autre, en l’absence de motivation objective. Les taxons correspondant à l’un des pôles d’une dualité sont absents du système de taxons du patient. Ainsi, le patient ne voit les choses qu’à travers le prisme du pôle A (respectivement Ā), en méconnaissant totalement le point de vue du pôle opposé Ā (respectivement A). De manière formelle, la disqualification de l’un des pôles conduit à ne considérer que les Ei tels que d[Ei] ≤ 0 (respectivement d[Ei] ≥ 0), en ignorant les événements tels que d[Ei] > 0 (respectivement d[Ei] < 0).

Fig.3. La disqualification de l’un des pôles

Une instance de la disqualification d’un des pôles consiste dans la disqualification du positif. Cette dernière s’analyse, dans la présent contexte, en une instance spécifique de la disqualification d’un des pôles, qui s’applique à la dualité Positif/Négatif et à la classe de référence incluant les faits et les événements de la vie du patient. Le patient tend ainsi à ignorer les événements positifs, en considérant qu’ils ne comptent pas, pour telle ou telle raison. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive de la dépression.

Une autre instance de la disqualification d’un des pôles s’applique également à la dualité Positif/Négatif et à la classe de référence qui inclut les traits de caractère du patient. Celui-ci ignore complètement les traits de caractère positifs (qualités) qui sont les siens et ne porte son attention que sur ses traits de caractère négatifs (défauts). Ceci l’incite ensuite à conclure qu’il ne “vaut rien”, qu’il “est nul”. Une telle instance s’applique également dans la thérapie cognitive de la dépression.

2.3 La focalisation arbitraire sur une modalité donnée

Un autre type de distorsion cognitive générale consiste dans la focalisation arbitraire sur une modalité appartenant à une dualité donnée. Dans le présent contexte, ce type de distorsion cognitive générale conduit à privilégier l’un des taxons dans le système de taxons du patient, en ignorant tous les autres. Dans la focalisation arbitraire, le taxon en question est présent dans le système de taxons du patient, et se trouve affecté à un élément unique de la classe de référence. Il y a occultation (en général temporaire) des autres taxons et des autres éléments de la classe de référence, de sorte que le patient est obsédé par cet élément.

Fig.4. La focalisation arbitraire

Une instance particulière de ce type de distorsion cognitive générale, se rapporte à la classe de référence des faits de la vie du patient, et à la dualité Positif/Négatif. Il s’agit d’une distorsion cognitive spécifique, qui consiste dans la focalisation sur un événement négatif de la vie du patient. Il s’agit là d’une des distorsions cognitives classiques, définie comme l’abstraction sélective (Mental filter), qui consiste dans le fait de sélectionner un détail à connotation négative et de focaliser sur ce dernier. De la sorte, le patient ne voit plus que ce détail, et sa vision de la réalité se trouve assombrie car elle est entièrement teintée de cet événement particulier. Une telle instance s’applique dans la thérapie cognitive de la dépression.

On peut mentionner également une autre instance de la focalisation arbitraire, qui s’applique de même à la dualité Positif/Négatif, mais se rapporte à la classe de référence composée des hypothétiques événements futurs de la vie du patient. Dans ce cas, le patient focalise sur la possible survenue d’un événement très négatif. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive du trouble anxieux généralisé.

Une autre instance spécifique de la focalisation arbitraire s’applique à la dualité Beau/Laid et à une classe de référence qui s’identifie à l’ensemble des parties du corps du patient. Le patient focalise alors sur un détail de son anatomie qu’il considère comme laid. Le patient possède, dans son système de taxons, le taxon Laid en question. De plus, il attribue ce taxon à une partie unique de son corps, alors que tous les autres taxons sont temporairement occultés. Une telle distorsion cognitive spécifique trouve son application dans la thérapie cognitive du trouble dysmorphique corporel (Neziroglu et Yaryura-Tobias 1993, Veale et Riley 2001, Veale 2004).

2.4 L’omission du neutre

Le présent modèle conduit également à prédire l’existence d’un autre type de distorsion cognitive générale, qui consiste dans l’omission du neutre. Cette distorsion cognitive provient de l’absence, dans le système de taxons du patient, du taxon neutre. Il s’ensuit que les éléments de la classe de référence qui peuvent être objectivement définis comme neutres selon la dualité A/Ā, ne sont pas pris en compte par le patient. Formellement, le patient omet de considérer les Ei tels que d[Ei] = 0. L’omission du neutre revêt parfois un rôle important, notamment lorsqu’il existe une distribution gaussienne des éléments de la classe de référence, où les éléments qui se voient affecter le taxon neutre sont précisément ceux qui sont les plus nombreux.

Fig.5. L’omission du neutre

2.5 La requalification dans l’autre pôle

Le présent modèle conduit également à prédire l’existence d’un autre type de distorsion cognitive générale. Il s’agit du raisonnement qui consiste à requalifier un événement appartenant à une dualité donnée A, dans l’autre dualité Ā. Formellement, le degré subjectif attribué par le patient à l’événement E est l’inverse de son degré objectif, de sorte que: [E] = (-1) x d[E].

Fig.6. La requalification dans l’autre pôle

Une instance caractéristique de la requalification dans l’autre pôle consiste dans la distorsion cognitive spécifique qui s’applique à la classe des événements de la vie du patient et à la dualité Positif/Négatif. Ceci consiste typiquement à requalifier comme négatif un événement qui devrait être objectivement considéré comme positif. En requalifiant de manière négative des événements positifs, le patient peut parvenir à la conclusion que tous les événements de sa vie sont d’une nature négative. Par exemple, en considérant les événements de sa vie passée, le patient constate qu’il n’a commis aucun acte de violence. Il considère cela comme “suspect”. Ce type instance trouve également son champ d’application dans la thérapie cognitive de la dépression.

Une autre instance de la requalification dans l’autre pôle consiste dans la distorsion cognitive spécifique qui s’applique à la classe des parties du corps du patient et à la dualité Beau/Laid. Typiquement, le patient requalifie comme “laide” une partie de son corps qui est objectivement “belle”. Une telle distorsion cognitive spécifique est pertinente dans la thérapie cognitive du trouble dysmorphique corporel.

2.6 La minimisation ou la maximisation

Cette distorsion cognitive générale consiste à attribuer à un élément de la classe de référence, un taxon selon le critère de la dualité A/Ā qui s’avère inférieur (minimisation) ou supérieur (maximisation) à sa valeur objective. Il s’agit là d’une distorsion cognitive classique. Le degré subjectif [E] qui est attribué par le patient à un événement E diffère de manière significative de son degré objectif d[E]. Dans la minimisation, ce degré subjectif est nettement inférieur, de sorte que |[E]| < |d[E]|. Dans la maximisation, à l’inverse, le degré subjectif est nettement supérieur, tel que |[E]| > |d[E]|.

Fig.7. La maximisation et la minimisation

Une instance spécifique de la minimisation se rapporte à la classe des faits de la vie du patient et à la dualité Positif/Négatif. Le patient tend à considérer certains faits de son existence comme moins positifs qu’ils ne le sont en réalité. Dans la maximisation, il considère certains faits de sa vie comme plus négatifs qu’ils ne le sont véritablement. Dans le présent contexte, la distorsion cognitive classique de catastrophisme (ou dramatisation) peut être considérée comme une distorsion cognitive spécifique, qui consiste en une maximisation appliquée au pôle négatif de la dualité Positif/Négatif. Le patient attribue alors un degré subjectif [E] dans la dualité Positif/Négatif à un événement, alors que la valeur absolue de son degré objectif d[E] est très nettement inférieure. Une telle instance trouve à s’appliquer dans la thérapie cognitive de la dépression.

3. Conclusion

On le voit, la présente théorie fournit, par rapport à la théorie classique, un certain nombre d’éléments, qui permettent de définir et de classifier, au sein d’un même cadre conceptuel, les distorsions cognitives classiques. Ces dernières sont considérées ici, soit comme des distorsions cognitives générales, soit comme des distorsions cognitives spécifiques, c’est-à-dire des instances des distorsions cognitives générales s’appliquant à une classe de référence et à une dualité données. Ainsi, le raisonnement dichotomique, la maximisation et la minimisation constituent des distorsions cognitives générales. Et de même, la disqualification du positif, l’abstraction sélective, la focalisation négative et le catastrophisme constituent autant de distorsions cognitives spécifiques. En outre, la présente analyse a permis de décrire deux distorsions cognitives générales supplémentaires : l’omission du neutre et la requalification dans l’autre pôle.


Références

Beck AT. Thinking and depression: Idiosyncratic content and cognitive distortions. Archives of General Psychiatry, 1963, 9, 324-333.

Beck AT. Thinking and depression: Theory and therapy, Archives of General Psychiatry, 1964, 10, 561-571.

Ellis A. Reason and Emotion in Psychotherapy, Lyle Stuart, New York , 1962.

Neziroglu FA et Yaryura-Tobias JA. Exposure, response prevention, and cognitive therapy in the treatment of body dysmorphic disorder. Behavior Therapy, 1993, 24, 431-438.

Veale D., et Riley S. Mirror, mirror on the wall, who is the ugliest of them all? The psychopathology of mirror gazing in previous termbody dysmorphic disorder.next term. Behaviour Research and Therapy, 2001, 39, 1381-1393.

Veale D. Advances in a cognitive behavioural model of body dysmorphic disorder. Body Image, 2004, 1, 113-125.